Contrairement à certaines idées reçues, il n’existe pas de leaders nés.
(Ci-dessous texte publié le 13/03/2019 dans la Harvard Business Review France le 13 Mars 2019 : Texte complet ; en cliquant sur les liens de couleur dans le texte vous pourrez accéder à divers travaux de recherches et supports)
Il s’appelle rs4950. Surnommé le « gène du leadership », il augmenterait de 25% la probabilité d’un individu de devenir un dirigeant ou un leader reconnu, selon une étude scientifique. Autre explication : le leadership pourrait être lié au gène transporteur de dopamine DAT1. Ce dernier renforce l’audace de ses détenteurs, leur capacité à remettre en cause l’ordre établi et augmenterait ainsi la possibilité qu’ils accèdent à de hautes responsabilités. Enfin ! Nous tiendrions une et même deux preuves de l’existence de « leaders nés ». Si cette idée est séduisante, c’est d’abord parce qu’elle nous conforte dans une certaine logique historique : les Médicis, les Rockefeller, les Bhutto, les Kennedy… Nous avons tous en tête des dynasties de rois, de présidents ou de patrons qui ont façonné l’histoire.
Puisqu’il est si simple de prédire les aptitudes managériales, qu’attendent les étudiants pour interroger cette véritable boule de cristal génétique quant à leurs futures carrières et les recruteurs pour sonder les génomes des candidats ? A l’heure de la généralisation des kits de test ADN en ligne, on imagine sans mal les dérives qui pourraient en découler. Petit exercice dystopique : et si ces tests guidaient un jour l’attribution de prêts étudiants ? Les investissements de formation en entreprise ? Ou encore l’investiture de candidats politiques?
Les habits neufs d’un vieux débat
L’histoire du management et des théories du leadership montrent qu’en réalité, cette tentation est loin d’être nouvelle. Depuis les années 1960-1970, chaque génération s’est retrouvée confrontée dans le monde du travail à de nouveaux types de tests : de personnalité, de graphologie, de QI et même de « Quotient Emotionnel »… Sans qu’aucun ne se révèle d’ailleurs être, à l’épreuve de la réalité, un outil prédictif fiable.
Pourtant, l’idée d’un « leadership inné » qui a perduré jusque dans les années 1970 est à rapprocher de la théorie, encore plus ancienne, « du grand homme », à la frontière du darwinisme et de l’eugénisme. Cette théorie tente en effet d’expliquer l’histoire par l’action de quelques hommes providentiels. Lancée en 1840 par l’écrivain écossais Thomas Carlyle, elle est critiquée en 1860 par le philosophe anglais Herbert Spencer pour qui ces grands hommes ne sont en réalité que le produit de leur société et que leurs actions auraient été impossibles en dehors des conditions sociales, politiques, économiques et environnementales existantes à leur naissance.
On ne naît pas leader, on le devient
Ces découvertes scientifiques viennent donc raviver de vieux débats, alors que depuis quarante ans c’est plutôt l’école du « leader contextuel » qui domine, et développe l’idée qu’on ne naît pas leader mais qu’on le devient, en fonction des circonstances et de l’environnement dans lequel on évolue. Churchill en est la meilleure illustration : c’est dans le contexte exceptionnel de la Seconde Guerre mondiale que son leadership s’est révélé.
Par ailleurs, le professeur Wen-Dong Li qui a mené l’étude sur le gène DAT1 insiste bien – jusque dans la formulation du titre de son article scientifique « A mixed blessing ? Dual mediating mechanisms in the relationship between dopamine transporter gene DAT1 and leadership role occupancy »– qu’il peut être aussi bien un avantage qu’un désavantage. Le goût de l’audace et de la transgression des règles qu’il transmet peut induire des effets positifs autant que négatifs, selon l’environnement et l’entourage de la personne concernée. Autrement dit, une fois de plus l’acquis est bien le facteur déterminant qui permet de révéler ou non les aptitudes innées de chaque individu.
Si l’on observe de grandes lignées de leaders, il est fort probable qu’au-delà de facteurs génétiques, ce soient bien plus l’environnement intellectuel stimulant, le réseau de relations sociales et l’aisance financière qu’elles procurent, qui facilitent la perpétuation de ces « dynasties dirigeantes ». En matière de leadership, tout est toujours possible. Rien ne semble acquis ni perdu pour toujours. Greta Thunberg en est un bon exemple. En quelques mois, cette jeune Suédoise de 16 ans, dont l’autisme Asperger ne la prédisposait guère à prendre la parole en public, a lancé un mouvement mondial de mobilisation des jeunes sur l’urgence climatique, pris la parole dans les médias, à la COP24 et même au forum de Davos devant un parterre de dirigeants.
Sans être « bien nés », on peut avoir la chance d’être élevés par des parents ouverts d’esprit, de croiser un maître à l’école qui croit en nous, un professeur d’université que nous admirons ou, plus tard un patron qui sait nous faire grandir et évoluer. Appelons cela hasard ou chance, faire les bonnes ou les mauvaises rencontres peut changer une vie et révéler un leader qui s’ignore.
Battre en brèche le mythe du mâle dominant
En filigrane derrière cette question des « leaders nés » se pose en réalité la question de notre perception de ce qui fait le leadership et des qualités qui le construisent. Le mythe du « mâle alpha », naturellement charismatique et dominant en société, a bien vécu. Il a d’ailleurs même été invalidé chez les loups, qui ont longtemps nourri l’imagerie et les théories sur leadership humain et dont les meutes se sont révélées fonctionner de manière beaucoup plus coopérative et collective que l’on ne le pensait.
Qu’est ce qui fait un leader aujourd’hui ? La réponse à cette question est bien plus complexe qu’à l’époque où l’on privilégiait l’hypothèse d’un leadership inné, largement infusé de valeurs traditionnellement masculines. Tout d’abord; chacun peut et doit se reconnaître en lui et dans son style de management. Le leader, c’est ensuite celui qui met en accord ses pratiques et ses convictions professionnelles avec son vécu et ses valeurs personnelles. A chacun sa recette donc, même s’il y a des ingrédients incontournables.
La force de conviction tout d’abord est essentielle : un leader est d’abord quelqu’un que l’on a envie de suivre. Pour son intelligence, parce que l’on est en accord avec sa vision, parce que l’on se sent profondément en confiance… Et parfois tout cela à la fois. Savoir construire la cohésion du groupe autour de soi est capital pour mettre en place la stratégie que l’on compte mettre en œuvre.
L’expérience, ensuite, continue d’être un facteur déterminant pour être bon leader. Dire cela à l’époque des Y boards, du mentorat inversé et des startupers triomphants devient presque transgressif. Pourtant, si cette expérience s’accompagne non pas de certitudes, mais d’une capacité à écouter les idées neuves, à questionner l’ordre établi et à partager son savoir et sa vision des choses, elle est indéniablement une force.
La résilience, force des leaders atypiques
Enfin, dans un contexte de profondes mutations et de fragmentation des risques qui est le nôtre, on pourrait ajouter une capacité de résilience hors du commun. Kant disait : « On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter ». Cela n’a jamais été aussi vrai et c’est aussi ce qui fait la force de leaders « atypiques » qui justement n’ont pas eu de carrière ou de parcours personnel tout tracés. La diversité des vécus, des épreuves traversées, la capacité à prendre du recul par rapport aux situations sont autant de qualités qui seront décisives demain à la tête des entreprises.
Avez-vous le gène du leadership ? Peut-être bien… mais cela ne détermine pas tout. Les mécanismes de construction du leadership, comme tout sujet humain, sont passionnants, énigmatiques et ne se réduisent pas au fait de posséder ou non le bon cariotype. Inné ou acquis ? La question se pose évidemment mais il serait une erreur de penser que l’acquis n’a qu’un impact marginal sur la capacité à diriger.
Par Gérald Karsenti.
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